Au Luxembourg, la lutte contre la pollution lumineuse essaye de sortir de l’obscurité
Comment affronter ce fléau, dont l’impact sur l’environnement et la santé est bien connu? Exemple au Grand-Duché, où des initiatives tentent de contourner l’indifférence générale.

Bras croisés et expression amusée, Daniel Gliedner, consultant en éclairage public, observe de façon nonchalante le débat animé qu’il a déclenché dans la salle municipale de Harlange, un petit village niché dans le nord-ouest du Luxembourg et faisant partie de la commune du Lac de la Haute-Sûre (Stauséigemeng). Alors que la nuit tombe à l’extérieur, une douzaine de membres de la commission «environnement» de la municipalité se sont réunis pour assister à une formation express autour des enjeux de la pollution lumineuse –un problème de plus en plus étudié pour ses effets négatifs sur la nature, faune et flore, ainsi que sur la santé humaine– et, surtout, les moyens pour lutter contre.
L’une des mesures phares: partiellement éteindre l’éclairage public. Mais comme souvent, la simple suggestion de Daniel Gliedner a suffi à plonger la salle dans un échange frénétique d’arguments et de contre-arguments. «Quid des personnes qui dépendent des transports publics au petit matin ou tard le soir. Va-t-on les faire attendre dans le noir?», lance un participant. «Mais vous vous imaginez combien d’énergie et d’argent nous pourrions économiser?», rétorque immédiatement un autre.
«Les humains détestent le changement. Or, nous sommes habitués à ce que tout soit éclairé, partout et tout le temps. Vous ne pouvez pas simplement vous débarrasser d’une telle habitude», soupire Daniel Gliedner, qui travaille dans le secteur de l’éclairage depuis plus de trente ans.
Perte de la nuit
En Europe, alors que lampadaires, bâtiments et panneaux publicitaires illuminent la nuit de façon artificielle, l’obscurité se fait de plus en plus rare. Résultat: selon une étude de 2016, près de 90% du continent connaît des nuits polluées par la lumière, souvent en raison du suréclairage ou d’une mauvaise configuration des lampadaires. La lumière non focalisée brille alors vers le ciel, au lieu de la zone qu’elle est censée éclairer.
Bien que les solutions soient théoriquement assez simples et offrent d’ailleurs des cobénéfices –comme Daniel Gliedner aime à le dire, «vous économisez des quantités d’énergie considérables, avec la protection de la nature en bonus gratuit»– la peur et le rejet initiaux, comme à Harlange, restent souvent difficiles à surmonter.
«Avec la lumière, on a l’énorme avantage qu’il est très facile d’en contrôler la pollution: une fois éteinte, elle disparaît littéralement à la vitesse de la lumière! Contrairement aux produits chimiques ou aux gaz d’échappement, il ne reste aucune trace. Mais, revers de la médaille, les gens prennent rarement ce problème au sérieux», explique le Dr Lukas Schuler, l’expert suisse qui a supervisé la première étude sur la pollution lumineuse au Grand-Duché.

Bien qu’encore largement sous-étudiée et négligée, la pollution lumineuse émerge de plus en plus comme une préoccupation majeure au sein de la communauté scientifique. Un nombre croissant d’études pointe des liens avec les troubles du sommeil, les maladies chroniques comme le diabète et, surtout, l’effondrement de la biodiversité.
«Qui utilise vraiment la nuit? 100% des chauves-souris, 90% des amphibiens et 60% des insectes», peut-on lire sur l’une des diapositives de la présentation de Daniel Gliedner. «La lumière et le bruit causés par l’homme peuvent constituer des barrières insurmontables pour les animaux. Leurs habitats s’en retrouvent fragmentés, ce qui les enferme essentiellement sur des territoires de plus en plus petits», ajoute l’expert.
La pollution lumineuse peut notamment perturber les schémas naturels de chasse, de reproduction et de migration des animaux. Cela peut même désorienter les espèces diurnes, puisque l’éclairage artificiel peut leur faire croire qu’il fait encore jour en pleine nuit.
Des Pays-Bas aux îles Canaries
Au Luxembourg, la sensibilisation à la pollution lumineuse n’a véritablement pris son envol qu’en 2017. Le parc naturel de l’Our (nord-est du pays), une réserve naturelle qui s’étend sur quelque 300 km2 le long de la frontière avec l’Allemagne, rejoint alors sept autres collectivités locales et régionales pour former Night Light Europe, un projet collaboratif financé à hauteur de 1,5 million d’euros par le Fonds européen de développement régional (soit 85% du budget total).
Avec des participants allant de la province de la Frise au nord des Pays-Bas à La Palma dans les îles Canaries espagnoles, le programme a favorisé un échange d’idées sans précédent sur les moyens de lutter contre la pollution lumineuse et comment traduire ces «meilleures pratiques» en politiques régionales. «Avant Night Light, personne au Luxembourg ne parlait vraiment de pollution lumineuse, relate Daniel Gliedner. Alors qu’aujourd’hui, il y a même un paragraphe dédié dans l’accord de coalition du gouvernement!»
Pour Laurent Spithoven, qui coordonnait à l’époque la section luxembourgeoise de Night Light Europe, les voyages d’échanges pour voir ce que les autres participants avaient mis en place dans leurs régions respectives se sont avérés particulièrement utiles. «À chaque fois que nous nous retrouvions chez l’un des partenaires, il y avait cet effet “wow”. Alors que nous partions de zéro, La Palma avait par exemple déjà voté une “loi pour la protection du ciel nocturne” il y a plus de vingt ans», s’enthousiasme-t-il.
Déconstruire les mythes sur l’obscurité
Pendant ces sessions, le groupe de travail interrégional établit rapidement le manque de sensibilisation du public et de réglementation adéquate comme obstacles principaux à la réduction de la pollution lumineuse. Certaines idées reçues, par exemple celle selon laquelle l’absence d’éclairage entraînerait des taux plus élevés d’accidents de la route ou de cambriolages, restent encore bien ancrées, alors même qu’elles sont aujourd’hui réfutées par de nombreuses études.
«Le sentiment d’insécurité, bien que subjectif, est difficile à surmonter», reconnaît Tom Glod, enseignant et conseiller municipal de la Stauséigemeng à Harlange, lors de la présentation de Daniel Gliedner. Selon Annette Krop-Benesch, chronobiologiste et experte en pollution lumineuse, «l’un des meilleurs moyens pour surmonter la peur et les “mythes” autour de l’obscurité reste donc de l’affronter». Souvent, l’immersion et l’expérience directe du noir font réaliser que ce n’est «pas si effrayant que ça», affirme-t-elle.
Inspirée par la région espagnole d’Ávila (Castille-et-León), où les enfants de l’école primaire apprennent la «protection du ciel nocturne» dans le cadre de leur programme scolaire depuis 2018, l’équipe luxembourgeoise de Night Light Europe a ainsi lancé des événements pédagogiques, tels que des randonnées nocturnes, des observations d’étoiles et même un festival «Night-Light».
Ils ont aussi rapidement mené de premières expérimentations sur le terrain. Dès décembre 2017, des villages de la commune de Putscheid (nord-est du Grand-Duché) ont cessé d’éclairer les bâtiments publics, comme la mairie ou les églises, entre 23h et 6h du matin. Certains ont également partiellement, ou totalement, rénové l’infrastructure d’éclairage.
«Étonnamment, les deux méthodes génèrent des résultats similaires, explique Lukas Schuler, également directeur général de DarkSky Switzerland, qui a évalué l’expérience. Cela montre que, pour réduire la pollution lumineuse, on n’est pas forcément obligé d’investir des sommes importantes: remplacer les vieilles ampoules au natrium par des LED modernes et couvrir les lampadaires pour limiter l’effet de rayonnement vertical peut suffir pour réduire de moitié les émissions lumineuses.» La consommation d’électricité a également diminué de 80%.

Convaincues par la crise énergétique mondiale, environ un tiers des communes luxembourgeoises éteignent aujourd’hui au moins partiellement l’éclairage public, estime Laurent Spithoven.
Bien que le programme Night Light Europe ait officiellement pris fin en décembre 2021, son héritage persiste –notamment en la personne de Daniel Gliedner, qui continue de parcourir le pays en quête d’amélioration de l’éclairage. Aujourd’hui, l’expert travaille à temps plein pour le parc naturel de l’Our. «D’une certaine manière, je dois mon emploi au programme Interreg», s’exclame-t-il en riant.
Récemment, Daniel Gliedner a conseillé plusieurs villages pour l’installation de capteurs de mouvement, qui déclenchent l’éclairage seulement lorsqu’une présence humaine est détectée. Cependant, les initiatives restent volontaires. Jusqu’à présent, le gouvernement n’a pas formalisé de loi sur la lutte contre la pollution lumineuse.
«Nous avons parcouru un long chemin. Mais il en reste encore beaucoup à faire», déclare le conseiller en éclairage public en quittant, ce soir-là, la salle communale de Harlange.
