En Irlande, un projet transfrontalier mêle technologies immersives et tourisme littéraire
Les outils comme la réalité augmentée et la réalité virtuelle promettent d’offrir de nouvelles expériences aux amateurs de littérature, mais aussi de compenser le manque d’accessibilité de certains sites et même de lutter contre le surtourisme.
40% des touristes européens choisissent une destination pour ses sites culturels. La richesse du patrimoine culturel de l’Europe a toujours attiré de nombreux touristes des quatre coins du globe. Pourtant, ce n’est que dans les années 1980 que le concept de tourisme culturel a véritablement émergé. La tendance est désormais croissante et se conjugue avec une soif d’expériences personnalisées et authentiques, notamment chez les plus jeunes.
Les technologies immersives –comme la réalité augmentée ou la réalité virtuelle– apportent une réponse à cette demande croissante. En invitant à plonger dans un environnement simulé en trois dimensions (3D), elles abolissent les obstacles physiques de certaines destinations ou activités, en permettant, par exemple, de visiter des sites éloignés ou interdits, ou bien de pratiquer des sports extrêmes comme le saut à l’élastique.
En proposant des alternatives durables aux visites réelles et en renforçant l’intérêt des touristes pour certaines destinations, ces technologies peuvent permettre d’enrichir considérablement le tourisme. Leur utilisation dans ce secteur est en hausse et le marché mondial des technologies du voyage devrait atteindre une valeur d’environ 10,7 milliards de dollars d’ici à 2030 (plus de 9,6 milliards d’euros).
« Permettre aux touristes de mieux comprendre ce qu’ils voient »
«Les technologies immersives permettent aux touristes de mieux comprendre ce qu’ils voient. Elles offrent une expérience interactive et profonde qui permet de retenir plus clairement ce qui se trouve devant nos yeux. Il ne s’agit pas seulement de lire ou de regarder quelque chose, mais véritablement d’entrer en connexion avec», illustre Mary Keaveney, responsable des projets européens à la Western Development Commission (WDC), un organisme public chargé de la promotion du développement économique et social dans l’ouest de l’Irlande.
Lancé en juillet 2023 pour une durée de trois ans, N-Lite est financé en partie par le programme Interreg Northern Periphery and Arctic (NPA, programme de financement de l’Union européenne pour la partie la plus septentrionale de l’Europe). Ce projet rassemble des partenaires des Îles Féroé, d’Irlande, de Norvège, de Suède et de Finlande. L’objectif: favoriser la croissance des PME locales dans le secteur du tourisme littéraire, tout en offrant aux visiteurs une expérience nouvelle.
Par exemple, grâce à l’utilisation des technologies immersives et de la gamification, N-Lite cherchera à faire revivre certaines histoires du site de Rathcroghan (Cruachan Aí), l’ancienne capitale de la province du Connacht, d’où la fête de Samhain (ancêtre d’Halloween) est réputée tirer son origine. Le projet a aussi vocation à créer des expériences nouvelles autour de la littérature médiévale.
Une activité stimulée par la pandémie
«Avec la pandémie de Covid-19, la circulation des personnes est devenue plus problématique, ce qui a conduit à réfléchir à de nouvelles approches du tourisme, précise Ian Brannigan, responsable du développement régional de la Western Development Commission. Il nous a fallu réfléchir à un moyen de proposer de nouvelles expériences à distance et c’est pourquoi nous avons opté pour les technologies immersives.»
Le projet N-Lite n’est pas la première initiative transfrontalière de la région en matière de tourisme littéraire. Il vient compléter un ancien projet appelé «Spot-lit», mis en place entre octobre 2018 et mars 2022, lui aussi financé par le programme NPA.
«Tout a commencé en 2015, lorsque l’on nous a demandé d’organiser un événement de commémoration national pour le 150ᵉ anniversaire de la naissance de William Butler Yeats [poète et dramaturge irlandais de la fin du XIXe et du début du XXe siècle, ndlr], retrace Ian Brannigan. Cette initiative nous a permis de mieux comprendre le tourisme littéraire et son rôle essentiel dans le développement régional, notamment pour une petite région telle que la nôtre, non seulement sur le plan culturel et sociétal, mais également sur le plan économique.»
«Avec un budget de 600.000 euros, nous avons mobilisé plus de 34 millions de personnes, accueilli des milliers d’événements et généré un retour de plus de 10 millions d’euros. Cette réussite a porté notre engagement continu dans ce secteur, poursuit Ian Brannigan. Peu de temps après, dans le cadre du développement du projet Spot-lit, nous avons rencontré des personnes issues d’autres régions périphériques d’Europe. Des régions qui, comme la nôtre, sont marquées par une profonde tradition littéraire et folklorique, du Kalevala en Finlande à William Butler Yeats et Seamus Heaney [autre célèbre poète irlandais, prix Nobel de littérature en 1995, ndlr] en Irlande.»
Dans ce cadre, de petites entreprises locales situées en Finlande, en Irlande, en Écosse et en Islande ont créé des expériences de voyage centrées sur la littérature, les auteurs et les arts locaux, afin d’enrichir le tourisme littéraire dans la région du NPA.
Le projet Lighthouse, développé par la WDC en collaboration avec des artistes audiovisuels et des professionnels du théâtre, en est un exemple. Lighthouse propose une série de promenades poétiques à l’intérieur des terres, près des phares. Au cours de ces promenades, les participants peuvent télécharger et écouter une piste audio qui leur présente les différentes œuvres de street art rencontrées.
Contrer l’afflux de touristes
Le secteur du tourisme en Irlande est marqué par une croissance rapide. En 2023, près de 60% des entreprises enregistraient un nombre de visiteurs plus important que l’année précédente et 44% s’attendaient à voir ce nombre continuer d’augmenter en 2024. Bien que vertueux sur le plan économique, cet afflux de touristes soulève des inquiétudes quant à la nécessité de proposer des logements touristiques plus accessibles et plus abordables dans le pays. C’est pourquoi le projet N-Lite évalue également la manière dont les technologies immersives peuvent permettre d’améliorer l’expérience globale des touristes, sans qu’ils n’aient à se rendre dans un lieu spécifique.
«Nous envisageons de nous tourner vers des technologies adaptées aux petites entreprises, telles que la réalité étendue ou la réalité virtuelle, déclare Ian Brannigan. Nous souhaitons utiliser des technologies de ce type pour recréer des expériences. Par exemple, lorsque vous vous rendez sur le site néolithique de Céide Fields, vous pouvez désormais entrer en interaction avec le site sur place, mais ce serait formidable si vous pouviez faire la même chose de retour à la maison. Cela permettrait d’éviter un afflux de touristes trop important, tout en préservant l’intégrité du site.»
Ces concepts d’expériences immersives seront créés par le biais d’ateliers de renforcement des capacités dispensés en présentiel et en ligne dans cinq sites partenaires: les Îles Féroé, la Finlande, l’Irlande, la Norvège et la Suède.
Compenser le manque d’accessibilité
Outre l’amélioration de l’expérience globale des touristes grâce à la gamification et la réalité virtuelle, les technologies immersives seront également appliquées pour rendre les bâtiments historiques accessibles au plus grand nombre.
«Le château de Thoor Ballylee, qui fut le lieu de vie du poète irlandais William Butler Yeats lors de ses séjours dans le comté de Galway [ouest de l’Irlande, ndlr], est une tour assez ancienne. Pour atteindre son sommet, il faut monter quatre étages et les escaliers sont assez étroits. Chaque étage est chargé d’histoire. Des panneaux d’informations y sont installés pour décrire ce que William Butler Yeats y faisait. Toutefois, le dernier étage n’est pas accessible à tout le monde. C’est pourquoi il serait pertinent de proposer une expérience immersive dès le rez-de-chaussée, afin d’éviter aux visiteurs de monter les escaliers», explique Mary Keaveney.
Si les technologies immersives permettent d’améliorer l’accessibilité des sites et des monuments éloignés, d’éviter les déplacements inutiles et de réduire l’impact sur l’environnement, il convient de reconnaître que les personnes souffrant de déficiences physiques, visuelles, auditives et cognitives peuvent rencontrer des difficultés dans l’utilisation de ces technologies immersives, telles que la réalité virtuelle (RV), la réalité étendue (RE) ou la réalité augmentée. Par exemple, les personnes souffrant de déficiences visuelles sont confrontées à des barrières à l’entrée lors de l’utilisation de ces technologies, en raison de l’absence d’aides à l’accessibilité, telles que des audiodescriptions ou des retours haptiques (relatifs à une perception tactile).
L’absence de sous-titres visuels peut empêcher les personnes souffrant de déficiences auditives de profiter pleinement de l’expérience offerte par les espaces virtuels, la musique et les sons faisant partie intégrante de cette expérience. Enfin, l’immersion totale dans un environnement virtuel et la déconnexion avec le monde physique peut provoquer du stress et des symptômes du mal des transports et de désorientation chez les personnes souffrant de troubles neurologiques divers ou de troubles cognitifs.
Si l’on considère que près de 27% de la population adulte de l’UE souffre d’un handicap, il est essentiel de prendre en compte toutes ses formes dans la conception d’expériences qui s’appuient sur les technologies immersives, telles que la réalité augmentée ou la réalité virtuelle. Il sera donc intéressant de voir comment le projet N-Lite intégrera ce concept d’accessibilité dans la création d’expériences visuelles pour le tourisme littéraire.
S’inspirer de la jeunesse
«De tous ces échanges, une question a émergé: “Pour qui faisons-nous cela?”, rembobine Karan Thompson, consultante responsable de l’implication des jeunes dans le projet. J’ai deux adolescents d’une vingtaine d’années. Ils ont grandi avec le téléphone portable et les technologies immersives font partie de leur quotidien. J’ai dû monter au créneau et préciser que si nous développons ces technologies, il faut que ce soit de manière pérenne. Nous devons reconsidérer le projet sous un angle nouveau. Nous devons écouter les prochaines générations et envisager la littérature du point de vue des jeunes, pas seulement depuis celui des grands auteurs du passé.»
Afin d’obtenir une perspective nouvelle et innovante sur le tourisme littéraire, le projet N-Lite prévoit ainsi d’impliquer les jeunes grâce à une série d’ateliers. L’idée est de collaborer avec des universités et des jeunes créateurs de contenu pour comprendre leurs besoins et leurs idées sur l’utilisation de la technologie dans le secteur.
Afin de garantir le transfert des connaissances acquises au cours du projet, une boîte à outils numérique sera créée pour aider les entreprises à intégrer les technologies immersives dans leurs activités quotidiennes. Cette boîte à outils comprendra également des définitions de termes, tels que RE, RV, technologies immersives et adaptatives, ainsi que des exemples pratiques de leurs applications. Tous ces documents seront disponibles en anglais et dans les langues locales. De plus, le projet N-Lite permettra aux PME de coopérer et d’innover en matière de marketing numérique et de stratégies organisationnelles, afin d’assurer leur compétitivité dans le secteur du tourisme littéraire.
Le projet devrait s’achever en juin 2026; il est donc encore trop tôt pour en analyser les résultats concrets. Toutefois, d’après Ian Brannigan, la fin du projet devrait être marquée par «un événement final autour du tourisme littéraire. Nous espérons que d’ici là, nous pourrons présenter des exemples de produits internationaux de tourisme littéraire et que des experts pourront venir en parler. Ce sera également l’occasion pour toutes les personnes qui ont participé au projet, de tous pays et de tous milieux, de se réunir. J’aimerais également inviter de jeunes créateurs de contenu, qui sont de véritables ambassadeurs de la littérature, du tourisme et de la créativité.»