The Newsroom 27

12 juillet 2024

Malgré les obstacles, les réfugiées ukrainiennes reprennent le travail

Barrière de la langue, tensions avec la population locale et déclassement professionnel n’empêchent pas les Ukrainiennes de s’intégrer professionnellement en Pologne.

Ida Zając - Traduit par Xavier Chantry

English/Polski

Malgré les obstacles, les réfugiées ukrainiennes reprennent le travail
Vera, réfugiée ukrainienne, travaille dans une pâtisserie de Łapy, en Pologne. | Maja Zając

À Łapy (Pologne)

Viktoria et Olha viennent de Popasna, dans l’oblast de Louhansk, en Ukraine. En 2014, leur petite ville s’est retrouvée à quelques kilomètres des territoires contrôlés par les séparatistes russes. Vera est originaire de Marioupol, ville de l’oblast de Donetsk qui se trouvait, elle aussi, à 25 kilomètres à peine du point le plus proche occupé par les séparatistes.

En février 2022, quand la guerre a commencé pour de bon en Ukraine, leurs villes ont été parmi les premières à subir les bombardements russes. Aujourd’hui encore, elles comptent parmi les plus endommagées: 90% des bâtiments de Marioupol et de Popasna ont été touchés par les bombes.

Forcées de s’exiler, Viktoria, Olha et Vera se sont rencontrées à Łapy, dans le nord de la Pologne, quelques mois après le début des hostilités, où elles ont provisoirement élu domicile. Łapy est une petite localité de 20.000 habitants qui n’offre pas de grandes perspectives professionnelles, ni aux Polonais, ni a fortiori aux réfugiés ukrainiens nouveaux venus.

Ne pouvant rentrer dans leur pays, les trois jeunes femmes ont néanmoins essayé de retrouver un semblant de vie normale en Pologne. Elles doivent composer avec leurs enfants en bas âge, tandis que leurs conjoints cherchent eux aussi du travail ou se sont fait embaucher sur des chantiers.

Viktoria, réfugiée de Popasna dans le Donbass, devant la pâtisserie où elle travaille. | Maja Zając

Accès élargi

Les jeunes femmes se sont rencontrées au centre d’intégration sociale «Przystań» («le havre») de Łapy, qui aide les personnes en difficulté en leur proposant des emplois sociaux et un programme d’insertion professionnelle. Depuis de nombreuses années, le centre vient en aide aux Polonais des environs qui n’ont pas réussi à trouver leur place sur le marché du travail. Depuis le printemps 2022, grâce à un financement du Fonds social européen, une vingtaine des 200 Ukrainiens qui se sont réfugiés à Łapy après l’invasion russe ont également eu accès au programme.

«Notre ville a été bombardée au printemps 2022, et avec toute la famille, on est venus se réfugier ici, à Łapy. Au début, c’était très difficile de trouver du travail, je ne parlais pas le polonais, mon mari non plus. Et même si on avait parlé la langue, on n’avait personne à qui confier nos enfants dans la journée. Dans le Donbass, on avait les grands-parents pour nous aider, mais ils sont restés là-bas. Après plusieurs mois sans travail, je ne savais plus quoi faire, et c’est alors que j’ai appris l’existence du programme d’insertion professionnelle du centre Przystań», nous explique Vera, qui travaille aujourd’hui dans une pâtisserie de Łapy.

Au cours de la première année de guerre, 18,8 millions d’Ukrainiens ont franchi la frontière polonaise. Une écrasante majorité d’entre eux –16,9 millions– sont rentrés au pays, beaucoup ont poursuivi leur voyage vers l’ouest, mais ils sont aussi nombreux à s’être installés sur le territoire polonais.

Actuellement, environ un million de réfugiés de guerre ukrainiens vivent en Pologne, et 65% d’entre eux y ont trouvé du travail. La Pologne enregistre ainsi le meilleur score dans ce domaine parmi les pays de l’OCDE, devant la Grande-Bretagne (61%), la Suède (56%), et surtout, loin devant l’Allemagne (19%). Ce taux d’emploi élevé s’explique peut-être par la proximité culturelle et linguistique des Ukrainiens et des Polonais, mais aussi par les besoins du marché du travail, actuellement comblés par les réfugiés de l’Est.

Statut spécial

Malgré bien des hésitations et des débats, le gouvernement polonais continue de soutenir résolument les réfugiés de guerre ukrainiens et leur a même accordé un statut spécial qui leur donne accès aux soins de santé gratuits et à des allocations sociales.

Toutefois, de nombreux Ukrainiens restent confrontés à la barrière de la langue, au problème de reconnaissance de leur diplôme ou à la discrimination sur le marché de l’emploi. Certains programmes sociaux comme celui qui leur est offert à Łapy les aident à surmonter ces obstacles.

Autre donnée importante: parmi les réfugiés de guerre, les femmes sont très nombreuses. Selon un rapport de la Banque nationale de Pologne de 2023, elles représenteraient 78% des réfugiés. Les bénéficiaires du programme du centre Przystań sont d’ailleurs en majorité des femmes.

Grâce au centre d’intégration sociale Przystań, les Ukrainiens ont pu trouver de petits travaux modestement rémunérés, à raison de quelques heures par jour: jardinage, aide aux personnes âgées, ou même nettoyage de l’église. Les bénéficiaires du programme ont également eu accès à des cours de polonais deux fois par semaine, à un encadrement psychologique et à un service de conseil à l’embauche.

«Grâce au programme du centre Przystań, raconte Vera, j’ai enfin pu me remettre au travail, car je pouvais prendre mes enfants avec moi. J’ai ainsi pu gagner un peu d’argent, et j’ai appris à me débrouiller en polonais. Et puis, on avait vraiment le moral à zéro, ça m’a fait un bien fou de pouvoir parler à une psy.»

Vera avec sa famille au centre d’intégration sociale de Łapy. | Maja Zając

De directeur d’usine à électricien

Au bout d’un an et demi de programme, les Ukrainiens ont pu commencer à chercher du travail dans divers secteurs. «Avec Viktoria, on a répondu à une offre d’emploi de la pâtisserie et on a été prises tout de suite; on a commencé à cuire des petits pains et des gâteaux. Le patron savait qu’on avait déjà travaillé plus d’un an en Pologne et qu’on parlait la langue. Sans le programme, je ne sais pas si on aurait pu trouver du travail à Łapy.»

Volodymyr, le mari de Vera, a aussi trouvé un emploi d’électricien grâce au programme. Bien qu’heureux d’avoir été engagé, il raconte qu’en Ukraine, il était directeur d’usine et avait toute une équipe sous ses ordres. Il sait bien qu’en Pologne, on ne lui proposera rien de tel, ne serait-ce qu’à cause de la langue.

Comme l’explique Radosław Zyzik de l’Institut économique polonais, d’après les études réalisées, plus de la moitié des réfugiés ukrainiens sont employés à des tâches simples, et près de la moitié en dessous de leur niveau de qualification. Plus les compétences acquises en Ukraine sont élevées, plus il leur est difficile de trouver un emploi à un poste équivalent en Pologne.

«J’avais vraiment de la sympathie pour les Ukrainiens. Et puis j’ai commencé à les voir vivre comme des coqs en pâte en Pologne et j’ai changé d’avis»

En 2024, la plupart des Polonais expriment une opinion positive ou neutre à l’égard des réfugiés ukrainiens. Mais selon une enquête de l’agence de recrutement Personnel Service, un quart d’entre eux reconnaissent que leur perception de ces derniers s’est détériorée avec le temps. Après l’invasion russe en 2022, les Polonais ont accueilli des millions d’Ukrainiens chez eux, sous leur propre toit, et ont organisé des collectes de fonds massives dans tout le pays. Un phénomène sans précédent, qui a montré leur capacité à se mobiliser, mais qui s’est quelque peu essoufflé au fil du temps.

Jusqu’en 2022, le programme du centre Przystań ne s’adressait qu’aux Polonais de la région qui avaient des difficultés à trouver du travail. «Je me souviens, quand on a fini notre programme et que j’ai appris qu’ils allaient commencer une nouvelle édition réservée aux Ukrainiens, ça m’a fait de la peine que les Polonais ne puissent plus en profiter. Au début de la guerre, j’avais vraiment de la sympathie pour les Ukrainiens, je pensais qu’il fallait les aider, qu’ils étaient vraiment en difficulté. Et puis j’ai commencé à les voir vivre comme des coqs en pâte en Pologne et j’ai changé d’avis», raconte Zofia, une Polonaise qui a participé au programme du centre Przystań en 2021.

Crainte et réticences

En 2024, le programme du centre Przystań de Łapy est de nouveau ouvert aux Polonais comme aux Ukrainiens. «Je trouve que ce projet devrait surtout être pour les Polonais, explique Weronika, qui en bénéficie actuellement. S’il reste des places libres pour les Ukrainiens, d’accord. Mais il ne faudrait pas que ce soit à nos dépens.» Selon l’enquête de Personnel Service, c’est en effet la crainte d’être privés d’emploi à cause des Ukrainiens qui est la principale raison des réticences des Polonais à leur égard.

Pourtant, quand on leur demande si elles ont remarqué des changements d’attitude des Polonais envers les Ukrainiens depuis 2022, toutes les interlocutrices ukrainiennes rencontrées par Slate répondent que non. «À Łapy, on a maintenant autant d’amis polonais qu’Ukrainiens. Mon fils s’entend très bien avec ses copains polonais. À l’école, on n’a eu qu’une seule situation pénible avec un autre élève», explique Olha.

Viktoria et Vera sont également très contentes de leurs rapports avec les Polonais locaux. Elles parlent de leurs nouveaux amis, de ceux de leurs maris et de leurs enfants. Vera est très fière de son permis de conduire: elle a réussi à le passer à Łapy, et en polonais, s’il vous plaît.

Mais même si elles sont contentes de leur vie en Pologne, les jeunes femmes pensent toutes au retour en Ukraine dès que la guerre sera terminée. «Je ne pourrai pas rentrer chez moi, explique Viktoria, ma ville est complètement détruite. Mais si la guerre se termine, on ira sans doute s’installer en Ukraine centrale ou occidentale. On verra bien. Pour l’instant, on fait notre vie ici.»

Viktoria et sa famille devant le foyer des travailleurs où ils vivent. | Maja Zając

Pour Igor, le mari de Viktoria, on vit mieux en Pologne que dans son Donbass natal. Il explique que sa mère et son frère ont soutenu Vladimir Poutine depuis 2014. Ils n’ont jamais compris pourquoi Igor, lui, défendait l’Ukraine, ni pourquoi il partait si souvent travailler en Pologne.

Pendant notre entretien, Igor va chercher sa mère dans un autre appartement du foyer pour travailleurs où ils sont installés. Il la fait asseoir et lui demande:

«– J’étais pour qui, en 2014? Et toi, tu étais pour qui?
– Toi, pour l’Ukraine. Moi je ne m’intéressais pas à la politique.
– Et maintenant? Tu es mieux en Pologne, ou tu étais mieux avant en Ukraine?
– En Pologne, évidemment. C’est mieux, sans comparaison», répond-elle, confuse.

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