En Italie, les errements inquiétants des pouvoirs publics face au gaspillage d’eau
Dans la région de Basilicate, 65% de l’eau potable est perdue. Un problème majeur accentué par le réchauffement climatique.
À Venosa (Italie).
La petite ville de Venosa, située dans la région de Basilicate, présente un patrimoine historique et culturel riche. En 291 avant J.-C., le consul romain Lucius Postumius Megellus y établissait une colonie de 20.000 habitants. Un siècle plus tard, la ville devenait un véritable centre de commerce stratégique avec la création de la Voie Appienne, artère commerciale de l’Empire romain. En 89 avant J.-C., la colonie recevait le statut de Municipium (municipalité) et, en 65 avant J.-C., son citoyen le plus éminent, le célèbre poète latin Horace, y voyait le jour.
Aujourd’hui, Venosa compte près de 10.000 habitants, et les vestiges de son passé sont toujours présents. Parmi ses monuments les plus remarquables –un château, l’église incompiuta (inachevée), un amphithéâtre romain et la maison d’Horace–, il est impossible de passer à côté de ses fontaines. Elles sont dispersées un peu partout dans la vieille ville, et certaines datent de plusieurs siècles.
L’une d’entre elles, la fontaine de Messer Oto (Fontana di Messer Oto), est située au centre d’une charmante place près du centre commercial de la ville, offrant un superbe point de vue sur la nature environnante. Cette fontaine, construite au début du XIXe siècle, se compose d’une statue de pierre représentant un lion assis au-dessus de trois robinets. Si tous trois sont fermés, un filet d’eau s’écoule encore de deux d’entre eux.
État d’urgence
La présence de robinets défectueux, aussi commune soit-elle, traduit à Venosa un problème nettement sous-estimé: les fuites d’eau. Dans la région de Basilicate, 65,5% de l’eau potable qui alimente le réseau de distribution d’eau est perdue. S’il s’agit du pourcentage le plus élevé des vingt régions qui composent le territoire italien, le problème, lui, se joue bien à l’échelle nationale. En Italie, 42,4% de l’eau potable est gaspillée, d’après l’Institut national des statistiques, qui estime qu’une telle quantité d’eau pourrait répondre aux besoins de 43,4 millions de personnes, soit l’équivalent de la population de l’Afghanistan, pendant une année entière.
«Il est plus urgent que jamais de régler ce problème. Nous savons tous que l’eau est une ressource rare dans certaines parties du globe, et ce n’est pas parce que nous en disposons en quantité suffisante que nous devons la gaspiller», alerte Fabiana Papa, conseillère chargée de l’environnement et des travaux publics à la municipalité de Venosa, en poste jusqu’au début du mois de juin, date à laquelle une nouvelle administration a été élue. «Il est inconcevable qu’en 2024, une région comme la nôtre perde 65% de son eau.»
Début mai, lorsque nous avons organisé les entretiens pour cet article, la pénurie d’eau ne semblait pas être un problème dans la région de Basilicate. Début juillet, la situation est radicalement différente: avec les phénomènes de sécheresse et les faibles réserves d’eau dans les barrages, le conseil régional n’a eu d’autre choix que de demander la déclaration de l’état d’urgence. La division locale de l’association représentant le secteur agricole, Coldiretti Basilicata, évoque une «situation dramatique dans les champs et les fermes d’élevage […] en raison de la sécheresse».
La pénurie d’eau n’est qu’une des conséquences du changement climatique. La région de Basilicate affiche en effet des températures moyennes plus élevées que par le passé et la fréquence des précipitations extrêmes est en hausse, tandis que la quantité annuelle de précipitations enregistre une baisse significative. Ces tendances, loin de se limiter à Basilicate, concernent l’ensemble de la péninsule italienne, comme le souligne le Centre euro-méditerranéen sur le changement climatique.
Pannes soudaines
Ces éléments n’ont pas échappé à Fabiana Papa, qui a bien noté leur impact négatif sur Venosa. «Nous traversons de longues périodes sans pluie, puis des phénomènes majeurs surviennent, qui ne sont bons ni pour la terre, ni pour l’agriculture», explique-t-elle.
La sécheresse gagne également la région des Pouilles, qui borde la région de Basilicate à l’est et n’est située qu’à une vingtaine de kilomètres de Venosa. Cela provoque d’intenses perturbations dans le secteur agricole. Chaque année, la région de Basilicate fournit 58% de l’eau de la région des Pouilles.
Un acte de solidarité interrégional de plus en plus difficile à opérer. Entre janvier et avril 2024, l’approvisionnement en eau potable de Venosa a en effet été interrompu à onze reprises. Dans la plupart des cas, ces coupures étaient dues à des pannes soudaines, perturbant la vie quotidienne des habitants.
«Des pannes prolongées qui surviennent en pleine journée peuvent entraîner des situations problématiques. Nous avons eu le cas dans des écoles et, parfois, nous n’avons eu d’autre choix que de renvoyer les élèves chez eux», poursuit Fabiana Papa.
Vétusté du réseau
Pasquale Coccaro, responsable de la qualité et de la quantité d’eau pour l’Autorità di Bacino Distrettuale dell’Appennino Meridionale –l’organisme chargé de la gestion des ressources en eau dans la région–, est le seul à parler ouvertement de la pénurie d’eau dans la région de Basilicate.
Selon lui, les pertes d’eau importantes et les pannes fréquentes sur le réseau s’expliquent par la combinaison de plusieurs facteurs susceptibles de varier d’une région à l’autre. Toutefois, le caractère vétuste du réseau de distribution d’eau de la péninsule italienne reste un dénominateur commun à plusieurs régions.
D’après les estimations réalisées à l’échelle nationale, 60% du réseau d’eau a été installé il y a plus de trente ans et 25% du réseau a plus de 50 ans. Au rythme où vont les travaux, il faudrait 250 ans pour remplacer le réseau d’approvisionnement en eau de l’ensemble du territoire.
Ces données ne sont toutefois pas disponibles pour la région de Basilicate. Pour Salvatore Gravino, qui travaille pour Acquedotto Lucano, l’entreprise chargée de la gestion du service des eaux dans la région, il est «extrêmement difficile» de déterminer l’âge moyen du réseau d’eau dans la région de Basilicate, l’entreprise n’ayant commencé à s’en occuper qu’en 2002.
«La majeure partie du réseau, en particulier dans les petites municipalités, est vétuste. Sa réparation ne peut avoir lieu du jour au lendemain», déclare Salvatore Gravino. Dans certaines parties de la région de Basilicate, la construction du réseau remonte à plus d’un siècle.
D’après Acquedotto Lucano, le pourcentage d’eau perdue est inférieur à celui estimé par l’Institut national des statistiques. Salvatore Gravino souligne que les pertes d’eau sur l’ensemble du réseau s’élevaient à 53% en 2023, soit une baisse de 3% par rapport à l’année précédente. «Qu’il s’agisse de 50% ou de 60%, dans tous les cas, cela reste un chiffre important. De tels ordres de grandeur traduisent la nécessité de traiter ce problème de toute urgence», affirme Pasquale Coccaro.
Confusion sur les fonds
Face à l’ampleur du problème, les autorités ont concentré leurs investissements pour réduire le gaspillage de l’eau dans la région de Basilicate. L’Union européenne a notamment participé à hauteur de près de 100 millions d’euros par l’intermédiaire de deux instruments financiers: REACT-EU et l’instrument de relance et de résilience.
Venosa fait partie des quarante-deux municipalités qui bénéficieront des 49,5 millions d’euros reçus par Acquedotto Lucano dans le cadre du second instrument. La compagnie régionale des eaux doit mettre en œuvre des interventions visant à réduire les pertes de plus de 35% d’ici fin 2025 grâce à la cartographie, la surveillance, la détection des fuites et la numérisation du réseau.
Fabiana Papa salue l’investissement et l’impact de ce dernier sur sa municipalité, mais pèse ses mots afin d’éviter de véhiculer de fausses certitudes, la municipalité de Venosa n’ayant pas encore eu vent des interventions réalisées par Acquedotto Lucano. Fabiana Papa elle-même n’était pas au courant de ce financement avant de nous accorder un entretien.
Elle n’est pas la seule à avoir été prise de court. Un employé du centre d’opérations d’Acquedotto Lucano à Venosa s’est également montré surpris et a nié l’existence de telles interventions dans la municipalité au téléphone, avant de les reconnaître lors d’un appel de suivi.
De même, la question des fonds européens reçus par Acquedotto Lucano a semblé quelque peu décontenancer Salvatore Gravino. Lors d’un échange téléphonique, il a d’abord déclaré que la municipalité de Venosa «n’était pas concernée par les interventions financées dans le cadre du PNRR (Plan national de relance et de résilience)», ajoutant qu’elle ne bénéficierait ni des fonds du REACT-EU, ni de ceux de l’instrument de relance et de résilience. Il est ensuite revenu sur ses propos, reconnaissant que les interventions étaient financées par le biais du second instrument.
Fin 2023, Acquedotto Lucano a attribué des contrats pour des interventions dans le cadre du Plan national de relance et de résilience. D’après Salvatore Gravino, les travaux sont en cours et respectent les délais imposés.
Manque d’organisation
Ce cas illustre parfaitement le manque d’organisation général de la gestion des plus de 190 milliards d’euros que l’Italie reçoit de l’UE par l’intermédiaire de l’instrument de relance et de résilience. Celui-ci fait lui-même partie du plan NextGeneration EU, mis en œuvre pour aider l’UE à surmonter les effets de la pandémie de Covid-19.
Depuis sa création en 2020, le fonds a soulevé de nombreux problèmes en Italie, qui en est la première bénéficiaire parmi les Vingt-Sept. À tel point que le président de la République Sergio Mattarella a dû nommer à la tête du gouvernement l’économiste de talent et d’expérience Mario Draghi en 2021. Le précédent gouvernement n’avait pas survécu aux divergences internes exacerbées par la gestion des fonds.
Dans ce pays d’Europe du Sud, ces énormes sommes d’argent sont perçues comme un moyen de mettre fin à des décennies de stagnation économique et de relancer les finances publiques. Pourtant, au vu du non-respect des délais et des retards fréquents pris sur les différents projets, l’Italie semble passer à côté de cette opportunité. Fin 2023, le pays n’avait dépensé que 7,4% du montant prévu pour l’année, et 75% des interventions n’étaient pas terminées.
Ces problèmes sont encore loin d’être résolus, comme l’a reconnu fin juin le ministre italien des Affaires européennes Raffaele Fitto: «Malgré les difficultés de gestion des dépenses, je vois le verre à moitié plein.» La fondation Openpolis, qui opère un suivi régulier de l’utilisation des fonds et de l’avancement des interventions financées par ces derniers, s’est montrée critique vis-à-vis du gouvernement italien, soulignant un manque de transparence et de communication sur l’avancement des projets.
En avril 2024, environ 78% des ressources n’avaient pas encore été utilisées, d’après les données partagées par le gouvernement. Après avoir reçu plus de 70% des fonds –qui sont alloués par l’UE en plusieurs versements–, l’Italie n’a pour l’instant réussi à atteindre que 29% des objectifs fixés avec l’Union européenne, un chiffre qui reste au-dessus de la moyenne européenne (19%) et le plus élevé des États membres. En ce qui concerne les interventions menées par Acquedotto Lucano, Openpolis estime que l’avancement des travaux est en passe d’atteindre les objectifs, ce qui vient confirmer les déclarations de Salvatore Gravino.
Aux fonds de l’instrument de relance et de résilience, il convient d’ajouter les 48,9 millions d’euros reçus par Acquedotto Lucano par l’intermédiaire de l’instrument REACT-EU. Cette somme est censée financer les mêmes interventions destinées à réduire les fuites d’eau dans dix-huit autres municipalités de la région de Basilicate. Bien que Venosa n’en fasse pas partie, l’avancement des interventions financées par le biais de cet instrument illustre parfaitement l’incertitude qui pèse sur l’utilisation des fonds européens.
Egrib, l’organisme régional de gestion des déchets et des ressources en eau bénéficiaire du financement, déclarait en 2022 avoir reçu l’argent de l’UE, confiant les interventions à Acquedotto Lucano en raison de son rôle d’opérateur du réseau d’eau dans la région.
Toutefois, seule une partie des fonds a été allouée. D’après le ministère italien des Infrastructures et du Transport, chargé de la gestion des fonds, Egrib n’a reçu que 9 millions d’euros et ne percevra pas le reste de la somme, les délais des interventions n’ayant pas été respectés. Depuis juin 2024, le ministère cherche d’autres financements à l’échelle nationale. Salvatore Gravino confirme qu’Acquedotto Lucano travaille actuellement avec le ministère pour trouver de nouveaux fonds afin de financer le reste des interventions, mais refuse de s’exprimer sur le non-respect des délais.
Défi majeur
En tant que pays de la région méditerranéenne, un écosystème extrêmement complexe défini par le GIEC comme l’un des «hotspots» du changement climatique, la péninsule italienne subira de plein fouet les conséquences des multiples crises provoquées par le réchauffement. Ses effets se font déjà ressentir par des phénomènes météorologiques extrêmes de plus en plus fréquents. C’est pourquoi la lutte contre les fuites d’eau constitue l’un des principaux défis que le pays devra relever à l’avenir.
Les travaux d’amélioration du réseau d’eau de la région de Basilicate ne seront pas un long fleuve tranquille, puisqu’il existe de nombreux obstacles techniques, comme le souligne Pasquale Coccaro. Par exemple, il n’est pas toujours simple d’identifier les fuites d’eau, surtout lorsqu’il s’agit de micro-fuites. De plus, il est généralement plus complexe de réaliser de tels travaux dans les zones urbaines, notamment en raison des perturbations que cela implique pour la population locale.
Toutefois, il souligne que les investissements constitueront un outil essentiel pour atteindre cet objectif. «Nous devons tous apprendre à gérer les ressources qui nous sont données en comprenant qu’elles ne sont plus inépuisables et que rien n’est acquis. Au contraire, ces ressources nous sont offertes par l’intermédiaire d’un service qui, pour être efficace, doit également bénéficier du soutien économique nécessaire pour prendre en charge le coût des opérations.»