The Newsroom 27

17 juillet 2024

Face au décrochage scolaire et à la criminalité, Naples se mobilise

Dans une ville rongée par la précarité et le désengagement familial, des associations tentent de freiner la tendance.

Ilaria Federico

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Face au décrochage scolaire et à la criminalité, Naples se mobilise
Deux filles expliquent avoir remporté, avec leurs camarades, un prix lors de l'atelier «Tieneme che te tengo» sur la citoyenneté et le vivre-ensemble, organisé par l'association Centro La Tenda. | Ilaria Federico

À Naples (Italie).

«Ça ne me plaît pas du tout, ça m’ennuie profondément.» Sabrina* parle de l’école, qu’elle est impatiente de quitter en octobre, dès ses 16 ans, l’âge légal pour abandonner les bancs scolaires en Italie. Sa mère oscille entre résignation et tentative de persuasion. Mais Sabrina est catégorique: «Les paroles de maman me font peur, mais une fois à l’école, l’ennui prend le dessus.»

Comme elle, à Naples, des centaines d’élèves ressentent la même lassitude, qui se traduit par une multiplication alarmante 1 des absences et des abandons scolaires. Sabrina habite dans le Rione Sanità, un quartier riche en histoire, aux allures de petite cité enchâssée dans la ville, dense et décadente. Ce quartier est également réputé pour son taux de criminalité élevé. Certaines familles vivent ici dans les bassi, de minuscules habitations situées au rez-de-chaussée ou en sous-sol, souvent privées de lumière naturelle, qui étaient autrefois des dépôts.

À Sanità, lors d’un après-midi ensoleillé mais frais d’avril, dans une salle majestueuse d’un vieil hôpital, résonne la voix impatiente d’Antonella*, la maman de Sabrina. «Vous arrivez ou pas?», lance-t-elle dans un message vocal destiné aux autres mères du quartier.

Ce jeudi, le projet «Io s-banco» de l’association Centro la Tenda, soutenu à hauteur de 239.000 euros par le Plan national de relance et de résilience (PNRR)2, accueille une rencontre sur la parentalité. Les mamans participent à un jeu de l’oie revisité, où chaque lancer de dés les confronte à des thèmes personnels. L’interaction devient vite riche d’échanges et de partages.

Ces femmes ont pour la plupart arrêté leurs études après le brevet des collèges et sont devenues mères à un très jeune âge. Elles ont en commun des parcours semés d’embûches, souvent marqués par les démêlés judiciaires de leurs compagnons, et vivent avec des ressources limitées.

Au cours d’une rencontre sur la parentalité, les mamans du Rione Sanità jouent à un jeu de l’oie pour apprendre à exprimer leurs sentiments et, grâce au partage, à mieux gérer les situations familiales. | Ilaria Federico

Antonella, 36 ans, a abandonné ses études après le brevet par manque d’intérêt, et le regrette. Mère à 16 ans, elle a depuis eu deux autres enfants. «Et j’aimerais en avoir un quatrième!», confie-t-elle avec un sourire contagieux. En 2022, la région de Naples, la Campanie, avait le plus haut taux de mères mineures en Italie.

Son aînée, 20 ans, a obtenu une qualification d’esthéticienne, un choix assez commun dans le sud du pays, qui rend Antonella très fière. Mais quand elle évoque la décision de sa cadette, Sabrina, l’amertume efface son sourire: «Je lui répète qu’elle devrait rester à l’école, elle pourrait regretter…»

Sa benjamine, Elena*, six ans, se pose moins de questions. Le matin, elle bondit de son lit, enthousiaste d’aller à l’école. L’après-midi, elle fréquente le centre éducatif de l’association. «Ici, j’apprends les règles et à me faire des amis», dit-elle en fermant ses cahiers pour se préparer au jeu qui l’attend. Les enfants lancent une balle sur une cible comportant des nombres. Chaque nombre correspond à un mot à traduire en anglais. L’équipe qui traduit le plus de mots gagne.

Cet atelier ludique a pour objectif de faciliter l’acquisition des compétences considérées comme fondamentales par l’Union européenne. Pour mieux les assimiler, les élèves les ont traduites en dialecte napolitain. La compétence civique est devenue «tieneme che te tengo» 3. Cet après-midi, c’est l’atelier «io spicco very well».

Au cours de l’atelier «io spicco very well» organisé par l’association Centro La Tenda, les enfants du Rione Sanità de Naples apprennent l’anglais de manière ludique. À chaque lancer de balle, ils découvrent un numéro qui correspond à un mot à traduire en anglais. | Ilaria Federico

La vie d’Antonella a été marquée par des épreuves. Son père a connu la prison, et les papas de ses filles ont également été incarcérés. Il y a deux ans, battue par le père de sa cadette, elle a porté plainte. Mère au foyer, Antonella bénéficie d’aides de l’État lui apportant un revenu mensuel d’environ 1.300 euros. «Ma mère est toujours là pour moi, prête à tout pour m’aider», ajoute-t-elle, reconnaissante. Sans pension alimentaire de la part de ses ex-maris et avec un nouveau compagnon actuellement en détention, elle reste combative et positive.

L’engrenage du décrochage: précarité et criminalité

En 2022, l’Italie se classait cinquième en Europe en termes de taux de décrochage scolaire. En Campanie, seuls 31,8% des habitants détiennent un brevet de collège. Pour inverser cette tendance, l’Italie a bénéficié en 2023 d’une injection de 750 millions d’euros provenant du PNRR4.

Avec plus de 190 milliards d’euros reçus pour se reconstruire après la pandémie de Covid-19, l’Italie est le pays européen ayant obtenu la plus grosse enveloppe. Cependant, cette manne financière vient avec son lot de défis: l’UE exigeait des réformes, et vite. Mais le pays a peiné à mobiliser ces fonds. Aujourd’hui, il n’y a plus de temps à perdre. Une course contre la montre a débuté pour respecter l’accord avec Bruxelles, qui fixe à 2026 la date butoir.

À Naples, le phénomène du décrochage scolaire est intimement lié à la pauvreté et à la criminalité. En 2023, la ville affichait le taux de chômage le plus élevé du pays, et le taux d’abandon scolaire frôlait 23%. En comparaison, dans le centre-nord de l’Italie, il s’élevait à 10,4%, et dans le sud, à 16,6%.

Les disparités éducatives sont frappantes: dans le sud, de nombreuses écoles ferment leurs portes dès 13 heures, tandis que dans le nord, les cours se poursuivent l’après-midi. Un rapport de Svimez révèle que les enfants du sud de l’Italie perdent en moyenne un an de formation par rapport à leurs homologues du reste du pays. De plus, 79% des établissements du sud ne proposent pas de cantine.

Dans ce contexte où l’école semble offrir peu, la criminalité devient une voie séduisante pour les jeunes. Un sondage mené auprès de 10.200 élèves révèle que 64,8% d’entre eux ne souhaitent pas s’engager contre la Camorra, la mafia locale, et 500 déclarent sortir de chez eux armés d’un couteau. Selon les derniers rapports de la Direction investigative antimafia, l’absence prolongée des activités scolaires due à la pandémie a facilité l’approche des mineurs vers les activités illégales de rue, les menant à une carrière dans la délinquance, via les tristement célèbres baby gangs de Naples.

Les adolescents ne sont pas les seuls à quitter l’école prématurément, les plus jeunes le font parfois aussi. «Quand un enfant n’a pas envie d’aller à l’école, certains parents cèdent, surtout si cela implique de se lever tôt ou de braver la pluie», explique Gilda Citro, éducatrice pour l’association Centro la Tenda.

«Nous observons un désengagement croissant des familles dans l’éducation», constate l’élue de Naples chargée de l’éducation, Maura Striano. Elle s’appuie sur les données issues d’une plateforme en ligne de la mairie, qui permet aux écoles de signaler les absences non justifiées excédant dix jours. Cette plateforme lance automatiquement une alerte auprès des services sociaux5«Les parents tentent de contourner les signalements par des certificats médicaux et des absences intermittentes.»

Face à ce tableau alarmant, rendre l’apprentissage captivant devient primordial. Un défi relevé par de nombreux acteurs locaux.

L’élue attribue ce phénomène à un changement de perception sociale. «Dans le passé, l’école était vue comme un ascenseur social pour les familles. On pensait qu’investir dans l’éducation était aussi un investissement pour l’avenir. Aujourd’hui, ce qui compte c’est le gain et le succès. L’éducation passe souvent au second plan lorsqu’un jeune rapporte rapidement de l’argent à la maison, même de manière illégale. Une jeune fille prenant soin de sa grand-mère malade, là où peut-être la mère a d’autres obligations et le père est en prison, devient une ressource importante pour la famille.»

Face à ce tableau alarmant, rendre l’apprentissage captivant devient primordial. Un défi relevé par de nombreux acteurs locaux. Le PNRR finance ainsi les initiatives de trois associations –Centro la Tenda, Cantiere Giovani, et Maestri di strada– ainsi que du lycée Don Milani.

En plongeant les mains dans le sable, les enfants de l’association Centro la Tenda apprennent à classer différents organismes marins. «Notre but est de semer la connaissance pour inculquer ensuite un sens de la protection de l’environnement marin. Si on aime quelque chose, on le protège», expliquent Velia Matarazzo et Valeria Mazziotti, deux biologistes qui ont captivé les enfants avec les merveilles de la mer à l’aquarium de Naples. Que cet atelier soit animé par des femmes est crucial pour l’association, qui veut inspirer les filles à envisager des carrières scientifiques, défiant le machisme ambiant.

Après la visite de l’aquarium de Naples, les deux biologistes Velia Matarazzo et Valeria Mazziotti expliquent aux enfants pris en charge par l’association Centro La Tenda, à travers des jeux, comment reconnaître les différentes espèces marines. | Ilaria Federico

Le lycée Don Milani se situe à San Giovanni-Barra, un quartier populaire et résidentiel dans l’est de Naples, où les rues se resserrent entre des bâtiments gris. L’absence de loisirs, de bibliothèques, et de parcs peint un tableau sombre du quotidien pour la jeunesse.

Gennaro Imperatore, criminologue, dirige ici un service de soutien psychologique. Il explique vouloir éveiller chez les élèves la conscience de leurs passions. «Beaucoup ignorent en avoir, car les poursuivre est coûteux. Non seulement en termes économiques, inaccessibles pour beaucoup de leurs familles, mais aussi culturellement, dans un contexte où machisme et patriarcat dominent profondément», précise Gennaro. Le psychologue souhaiterait que les fonds du PNRR soient prioritairement utilisés pour renforcer le sentiment de communauté et créer un lien avec les familles, trop absentes.

«Huit adolescents sont actuellement à risque de décrochage», indique Maria Scognamiglio, coordinatrice pédagogique. Quelques-uns de ces élèves viennent de familles liées à la Camorra, «mais ils essayent de transcender leur milieu d’origine», explique la directrice Adele Pironi. Pourtant, un incident a marqué son esprit: une élève issue d’une famille mafieuse qui a agressé une autre fille, prétendument pour un regard de travers. «En utilisant un langage de la rue et des comportements violents, elle s’est montrée imperméable au dialogue et a finalement quitté l’école.»

Les projets qui cultivent l’engagement

L’association Cantiere Giovani sort les jeunes des banlieues de Frattamaggiore, Frattaminore et Casandrino, au nord de Naples. «Notre devise est “coopération et diffusion”. Nous organisons des “incursions” comme des pirates dans la métropole de Naples, pour enseigner aux enfants à s’approprier leur territoire et à le vivre de manière critique. À la manière des pirates, nous leur apprenons à être “impertinents”, c’est-à-dire à ne pas se soumettre passivement aux dysfonctionnements de leur communauté, mais à savoir dire “non, je n’accepte pas cela, je peux le changer”», explique Pasquale Costanzo, le président de l’association.

Deux bénévoles en service civique de l’association Cantiere Giovani aident les enfants de la banlieue de Frattamaggiore avec leur soutien scolaire. | Ilaria Federico

Une petite ville périphérique, un quartier deviennent tout l’univers d’un enfant«Ces familles se sentent protégées et quittent rarement le Rione Sanità, ou à contrecœur», explique Titty De Marco, présidente de Centro la Tenda. Ce sentiment de protection cohabite avec une inquiétude palpable face à la présence des criminels. «Mais nous restons cordiales, ce sont nos voisins. Un simple bonjour ou bonsoir ne nous coûte rien», confie une maman.

Grandir dans une ville réputée difficile peut se révéler une source précieuse de savoir, essentielle pour la transformer. «Lorsque j’interviens dans une classe, je ne m’adresse pas uniquement aux intimidateurs et à leurs victimes. Il est crucial d’intervenir aussi auprès de ceux qui assistent passivement au harcèlement, explique Gennaro Imperatore. Il est essentiel de leur faire comprendre qu’ils doivent s’opposer à ce qu’ils voient. Sinon, ils resteront passifs toute leur vie.»

Une gestion inadaptée, une stratégie à repenser

L’association Maestri di strada a lancé un programme de mentorat qui aide trente-six élèves de l’Institut hôtelier Cavalcanti, situé près du lycée Don Milani, à rattraper leur retard scolaire. Maria Rivitti, éducatrice, exprime son désarroi face au défi de transformer l’avenir d’un jeune en seulement vingt heures: «Comment convaincre un élève, qui multiplie les échecs pour persuader ses parents qu’il devrait abandonner l’école, de l’importance de s’investir dans ses études en si peu de temps?» Maria Napolitano renchérit: «Nous avons planté une graine, mais qui sait quand nous la verrons germer?» Les chevauchements d’horaires entre ateliers et cours, ainsi que la fermeture des écoles l’après-midi, exacerbent les défis logistiques.

«Utiliser ces fonds est synonyme de maux de tête, explique Adele Pironi, directrice du lycée Don Milani. Il y a quelques années, les délais trop courts m’ont forcée à rendre 130.000 euros de subventions. Depuis, nous avons mis en place une équipe dédiée à la gestion de ces ressources. C’est grâce à cet argent que nous parvenons à occuper nos élèves du matin au soir.»

Gennaro Imperatore juge la gestion de ces subventions déconnectée des besoins réels. «Ceux qui ont décidé de la répartition comprennent peu de choses à l’éducation. Ils n’ont jamais dialogué avec les écoles locales.» «Leur unique préoccupation est de dépenser cet argent dans les temps, sans une véritable planification, explique Pasquale Costanzo. Il faudrait d’abord dialoguer avec ceux qui vivent sur le terrain, en créant des commissions de vrais experts. Ensuite, mieux gérer la durée et les échéances, car on ne peut pas dépenser de l’argent pour le social aussi rapidement que pour la construction de ponts. Les ponts, c’est une chose; les personnes, c’en est une autre.»

Malgré les obstacles, un air de transformation se propage. En traversant les couloirs de l’Institut hôtelier Cavalcanti, Lorenzo, 18 ans, nous interpelle avec enthousiasme. «Si je suis encore ici, c’est grâce à Maestri di strada. Maria a ravivé ma passion pour la cuisine.» Lorenzo met déjà ses compétences culinaires à profit, en travaillant dans une pizzeria réputée de Naples.

À quelques mètres de là, dans les couloirs du lycée Don Milani, nous croisons Gennaro, 17 ans, un talent prometteur. En autodidacte, il a amorcé sa formation musicale avec un simple clavier, prêté par un ami. Gennaro accepte avec bienveillance de nous jouer au piano un échantillon de ses mélodies, dans la salle de l’atelier musical de l’école, financé par le PNRR. C’est ici qu’il a pu affiner son talent, et sa performance improvisée est tout simplement stupéfiante.

À l’institut hôtelier Cavalcanti, Lorenzo, 18 ans, raconte comment Maria Rivitti, éducatrice pour l’association Maestri di Strada, l’a aidé à retrouver sa passion pour la cuisine et son envie de réussir à l’école. | Ilaria Federico

*Les prénoms ont été changés.

1 – Selon un rapport du ministère italien de l’Éducation qui prend en considération la période entre septembre 2023 et janvier 2024, sur 18.860 élèves inscrits dans les premières deux années de lycée, 681 n’ont jamais fréquenté les cours, 1.777 présentent entre 25 et 50% d’absences, et 774 dépassent 50% d’absences.

2 – Plan financier de l’Union européenne qui vise à soutenir la relance économique des États membres après la pandémie de Covid-19. 

3 – «Tiens-moi, moi je te tiendrai», une invitation à l’entraide. 

4 – Cette somme s’ajoute aux 500 millions d’euros déjà alloués en 2022 à 3.198 établissements scolaires. 

5 – Selon une relation de la mairie de Naples basée sur cette plateforme, dans l’année scolaire 2022-2023, sur 34.654 d’inscrits dans les écoles primaires, 533 ont été signalés. Dans les collèges, 729 sur 26.682 élèves et dans les lycées, 682 sur 23.275. 

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