The Newsroom 27

5 août 2024

Perturbé par les espèces invasives, le lac de Constance sur la brèche

Au cœur de l’économie et de l’héritage naturel de toute une région, ce lac est mis en danger par le changement climatique. Un projet de recherche étudie sa transformation afin de mieux protéger l’écosystème.

Cristina Coellen

Deutsch

Perturbé par les espèces invasives, le lac de Constance sur la brèche
Le pêcheur Franz Blum sur le lac de Constance. | Cristina Coellen

Un après-midi d’avril, alors que le mercure ne dépasse pas les 5°C, Franz Blum dirige son bateau vers les eaux libres du lac de Constance. Partagé entre l’Autriche, l’Allemagne et la Suisse, ce lac est parmi les plus grands en Europe.

Le pêcheur autrichien s’arrête quelques minutes plus tard et commence à retirer l’un de ses filets de pêche de l’eau glaciale. Dedans, un seul poisson. Il s’agit d’une Schleie, une espèce de poisson qui ne se coince que rarement dans ses filets et dont il ne peut pas vivre.

Il remet soigneusement sa proie dans l’eau d’un espace clôturé de la baie où il garde aussi ses bateaux, afin de revenir le chercher lorsqu’il aura pêché plus de poissons pour remplir sa petite voiturette.

«À l’époque, il y a quinze, vingt ans, j’avais besoin d’un tracteur pour transporter tous mes poissons du lac jusqu’à chez moi, dit Blum. Mais aujourd’hui, ma voiturette de golf suffit amplement.»

Attraction touristique, abri naturel pour une grande diversité d’espèces de poissons, d’oiseaux et d’autres animaux, artère économique: le lac de Constance joue depuis des siècles un rôle primordial dans la vie de toute la région qui l’entoure.

Mais la dernière décennie a vu le lac changer drastiquement. Son écosystème fragile a perdu son équilibre, et les premières conséquences se matérialisent déjà, comme l’effondrement de la population de Felchen, une espèce de poisson blanc indigène au lac et le produit le plus important de l’industrie de pêche régionale.

Comprendre les causes des changements multiples qu’éprouve le lac et comment protéger sa biodiversité et les emplois qui en dépendent: ces préoccupations ont mené à la naissance d’un projet de recherche ambitieux, nommé «Seewandel».

Le danger des espèces invasives

«Seewandel» signifie «la transformation du lac». Depuis six ans, le projet de recherche tente de recenser et définir les changements que subit le lac de Constance. Financé par le Fonds européen de développement régional (Feder) et les trois pays autour du lac, le projet repose sur une collaboration scientifique transfrontalière inédite dans la région.

«Dans la communauté scientifique, il y avait déjà eu des tentatives d’études concernant plusieurs aspects du lac, comme les espèces invasives», relate Piet Spaak, spécialiste d’écologie aquatique au sein de l’institut fédéral suisse pour les sciences et technologies aquatiques, appelé «Eawag». Spaak dirige le projet Seewandel depuis son lancement.

«Mais autour de 2016-2017, nous nous sommes rendus compte de la nécessité d’une approche plus globale, puisque nous pouvions observer de plus en plus d’effets du changement climatique, et ces sujets-là sont souvent reliés entre eux», explique-t-il encore, au cours d’un entretien dans son bureau en Suisse, non loin de Zurich.

Une fois les financements trouvés, le projet a officiellement décollé en 2018.

Le travail de recherche a été regroupé sous forme de sous-projets, en fonction des spécialisations des sept instituts de recherche y participant en Autriche, en Allemagne et en Suisse.

Mais un sujet en particulier a demandé toute l’attention des scientifiques: les espèces invasives qui détruisent l’équilibre biologique du lac. Parmi eux, une moule minuscule, appelée «moule quagga».

«La moule quagga crée énormément de dégâts», constate Piet Spaak. Afin de se nourrir, le petit organisme filtre l’eau du lac à l’aide de cils pour en extraire du plancton et des algues. Alors que ce filtrage rend l’eau plus claire, ce qui peut bénéficier les nageurs, par exemple, le processus crée aussi un problème majeur la moule, pouvant filtrer plusieurs litres d’eau par jour, est tellement efficace dans sa recherche de nourriture que cela revient au détriment des autres espèces. La pénurie de nutriments touche notamment les poissons, y compris les Felchen. Certes, le lac de Constance, qui est classifié comme «lac alpin», ne contient que peu de nutriments par sa nature; mais la moule quagga est si vorace qu’elle déstabilise et met en danger la biodiversité du lac.

Des échantillons de moule quagga issus de différentes couches du lac, dans le bureau de Piet Spaak. | Cristina Coellen

Plus inquiétant encore pour les chercheurs: quand la moule, qui est une espèce non native de la région, colonise un nouveau territoire, c’est la faute de l’activité humaine. Et une fois arrivée dans un lac, on peut être certain que la moule quagga ne le quittera plus jamais.

Aujourd’hui, dans certaines parties du lac de Constance, plus de 20.000 moules peuvent s’entasser sur un seul mètre carré. Et l’espèce se propage à toute vitesse.

En effet, des résultats d’études menées dans le cadre de Seewandel suggèrent que le seul moyen de lutte contre la moule quagga reste la prévention, qui prévoit le nettoyage minutieux de bateaux et de matériel de pêche avant de les transférer dans un autre lac. Cette mesure empêche la moule de s’y attacher et d’ainsi atteindre un nouveau territoire.

Des lacs voisins, comme le lac de Zurich en Suisse, ont jusque-là été épargnés par la moule destructrice. Mais la situation pourrait changer à tout moment.

«Le problème, c’est le manque de contrôle. Aujourd’hui, toutes ces mesures sont volontaires, donc bien évidemment j’aimerais voir plus d’initiatives à cet égard», explique Piet Spaak.

Ce sont les structures de gouvernance régionale, dont les trois pays voisins du lac, mais aussi la commission pour la pêche et l’IBK, la conférence internationale du lac de Constance, qui doivent passer aux actes pour instaurer des mesures concrètes.

À la tête de la commission pour l’environnement de l’IBK, le Suisse Karlheinz Diethelm souligne l’importance de communiquer les résultats de recherche des projets comme Seewandel au public et à la communauté politique, afin d’informer de la prise de décisions et de sensibiliser pour la protection du lac.

«L’année dernière, la commission pour l’environnement a fait du dialogue entre la recherche et les pêcheurs l’un de ses objectifs clés», dit-il.

Pour les Felchen et le lac, un avenir voilé par l’incertitude

Mais la moule quagga est loin d’être le seul acteur nuisible dans le lac. Une espèce de poisson, nommée «épinoche» (ou «Stichling» en allemand), est une prédatrice avide du plancton et des larves d’autres poissons –et les jeunes Felchen représentent une proie particulièrement facile, n’ayant pas le réflexe de fuir lorsqu’un prédateur s’en approche. Puisque l’épinoche est présente dans le lac de Constance depuis plusieurs décennies, sa chasse aux larves des Felchen a eu un impact bien plus dévastateur sur leur population que celui de la moule quagga, qui n’est arrivée qu’il y a dix ans, selon les chercheurs.

Les ravages de l’épinoche mettent non seulement en danger les Felchen, mais aussi le gagne-pain des pêcheurs, comme Franz Blum.

«Aujourd’hui, je suis le dernier et le plus jeune pêcheur qui travaille encore à plein temps du côté autrichien du lac. Tous les autres sont juste sur le point de partir à la retraite ou font un autre métier à côté, puisque la pêche est devenue trop pénible», dit Blum, pilotant en même temps son bateau contre le vent cinglant et les vagues.

Franz Blum extrait un seul poisson d’un de ses filets de pêche. | Cristina Coellen

La situation vécue par les pêcheurs comme Blum fait l’objet d’études de la part du chercheur Alexander Brinker. Travaillant à l’institut de recherche aquatique sur la pêche à Langenargen, en Allemagne, il est chargé d’enquêter sur les conditions de la pêche et des poissons dans le cadre de Seewandel.

Pour expliquer la souffrance des Felchen, Brinker pointe du doigt non seulement les espèces invasives, mais aussi le réchauffement du lac dû au changement climatique.

«Pour une espèce native du lac, la Trüsche, l’eau est d’ores et déjà trop chaude. Ses œufs peuvent survivre seulement si la température de l’eau reste en-dessous des 5°C en hiver», indique Brinker.

Depuis quelque temps, les chercheurs font éclore les œufs de la Trüsche dans des bassins d’élevage comme à Langenargen. Puis, une fois les larves suffisamment grandes, ils les libèrent dans le lac de Constance. Cette méthode est actuellement la seule qui permet à la Trüsche de continuer à vivre dans le lac.

«Nous nous sommes aperçus de certains changements de la température d’eau et du problème que cela pourrait représenter pour les Felchen. Nous avons émis l’hypothèse qu’ils ont du mal à se nourrir suffisamment en été, parce que le plancton qu’ils mangent principalement se trouve dans les couches supérieures de l’eau, qui se réchauffe pourtant trop pour que les Felchen puissent y chasser le plancton. Donc, ils pourraient manquer de nourriture malgré sa présence.»

Bien que les chercheurs doivent toujours prouver cette hypothèse, ils savent déjà que les Felchen, dans leur ensemble, vont mal.

C’est ainsi, et en partie grâce aux connaissances tirées de la recherche au sein de Seewandel, que les autorités régionales ont décidé d’interdire, pour une durée de trois ans, la pêche aux Felchen dans le lac de Constance.

Les chercheurs et les autorités espèrent que cette mesure permettra à la population de cette espèce de poisson de se rétablir.

En même temps qu’il a fourni de nouvelles connaissances, Seewandel a aussi révélé les lacunes dans la recherche sur le lac. Le projet continuera donc jusqu’en 2027, notamment afin de dédier plus d’efforts à la modélisation des effets du changement climatique sur le lac. Les chercheurs dans les équipes dirigées par Piet Spaak espèrent que ces modèles, ainsi que quelques-uns qu’ils ont déjà produits, pourraient à terme être adaptés à des projets de recherche portant sur d’autres lacs en Europe. Ceci pourrait faciliter l’observation de changements dans la température d’eau, ou bien dans la composition biologique des lacs, et informer la prise de mesures préventives ou adaptatives par les autorités locales.

Tandis que l’écosystème du lac de Constance subit d’ores et déjà des changements importants, la perspective pour Franz Blum et ses confrères est, elle, de mauvais augure.

«Je n’ai pas du tout besoin de pêcher les tonnes de poisson que j’ai pêchées autrefois, je veux juste pouvoir continuer mon métier. Mais ça, je ne peux pas le faire si c’est un combat pour survivre tous les jours», dit-il. Le pêcheur jette un dernier regard vers le lac gris et agité, avant de se retourner et de rentrer chez lui pour terminer sa courte journée de travail.

Union européenneCet article a été réalisé dans le cadre du projet The Newsroom 27, qui a reçu le soutien financier de l'Union européenne. L'article reflète le point de vue de son auteur et la Commission européenne ne peut être tenue responsable de son contenu ou usage.