Pour parer à la fuite des cerveaux, le Grand Nord européen mise sur le jeu vidéo
En Suède et en Finlande, la Borderless Game Academy développe un cursus transfrontalier. L’ambition, au-delà de former aux métiers du jeu vidéo, est de diversifier l’économie locale en faisant émerger de nouvelles industries.
À Pietarsaari (Finlande) et Skellefteå (Suède).
«Nous sommes en 2124. Lorsque vous imaginez le futur, à quoi ressemble-t-il? Est-ce une dystopie ou plutôt une utopie? Quels sont les groupes en présence et quelle est leur force motrice?» C’est par cette question qu’Ida-Britta Petrelius, chargée de projet à la Novia University of Applied Sciences (Novia UAS), introduit un exercice de réflexion sur les «futurs spéculatifs». L’objectif? Amener les étudiants à aborder la création d’un jeu vidéo via le prisme du développement durable, afin d’utiliser la pop culture comme un vecteur de changement sociétal.
Cet atelier s’inscrit dans le cadre d’un showcase transnational organisé à Pietarsaari (Finlande) pour mettre en lumière les premiers résultats de la Borderless Game Academy, un projet de coopération transfrontalière entre la Finlande et la Suède (à Skellefteå), lancé en septembre dernier grâce au soutien financier du programme européen Interreg Aurora.
Il faut dire que, des deux côtés du golfe de Botnie, on a appris depuis longtemps à construire des ponts par delà les frontières. L’Europe est une réalité concrète –malgré le fait que l’on soit plus proche du cercle polaire que de Bruxelles.
«Le nord de la Suède est très proche du nord de la Finlande, c’est pourquoi il est plus naturel de coopérer avec eux qu’avec Stockholm», explique Johan Linder, le fondateur et directeur de la Visual Magic Education. Un constat partagé par Tobias Björkskog, chef de projet à Novia UAS, qui souligne que ce type de coopération avec Skellefteå existe «de longue date».
Un ambitieux projet de coopération transfrontalière
Ce sont cependant des considérations contemporaines qui ont motivé le lancement de la Borderless Game Academy. En effet, les industries créatives, et notamment l’industrie du jeu vidéo, se développent à grande vitesse dans le Grand Nord de l’Europe, dans un contexte marqué par la transition écologique et la nécessité de diversifier l’économie locale.
Si cette forte croissance offre de nouvelles opportunités en matière d’emploi, elle crée également de nouvelles demandes de formation, plus spécialisées, comme dans le domaine des jeux vidéo. Même à la périphérie de l’Europe, le manque de main-d’œuvre qualifiée se fait sentir, du fait d’une faible densité de population combinée à un phénomène de fuite des cerveaux particulièrement marqué chez les jeunes.
L’ambition de la Borderless Game Academy est donc de créer un environnement éducatif stimulant afin que les étudiants n’aient plus besoin de quitter la région pour aller se former ailleurs. En effet, si des programmes d’étude existent d’ores et déjà des deux côtés de la frontière, tout l’enjeu consiste à renforcer les liens entre les systèmes éducatifs finlandais et suédois afin de créer un cursus transfrontalier véritablement intégré.
«L’idée est de trouver un modèle qui combine les systèmes scolaires suédois et finlandais, et permettrait par exemple de commencer ses études en Suède, puis de les poursuivre en Finlande, afin d’obtenir un diplôme reconnu dans les deux pays», détaille Tobias Björkskog.
De nombreux défis à relever
Un défi de haute volée, compte tenu des différences majeures en termes d’approches et de contenus délivrés par la Visual Magic Education et Novia UAS. En Suède, la formation aux métiers du jeu vidéo est en effet délivrée au sein d’une école spécialisée, et axée sur la technique, telle que la création d’effets spéciaux visuels numériques. À l’issue des deux années et demie d’études, les étudiants obtiennent un diplôme professionnel qualifié.
En Finlande, la formation est dispensée à l’université, et est sanctionnée par l’obtention d’une licence après trois années d’études. L’approche se concentre quant à elle plutôt sur les arts de la scène et la musique, mais aussi l’entrepreneuriat et le management de projets culturels.
Dans ce contexte, fusionner ces deux systèmes d’enseignement supérieur relève d’une prouesse tout aussi administrative que juridique. D’autant plus qu’en vertu du principe de subsidiarité, l’éducation n’est pas une compétence partagée des États membres de l’UE.
Un projet rendu possible par l’Europe
Lancé en septembre dernier, le projet de la Borderless Academy est soutenu financièrement par l’agence européenne Interreg Aurora, dont le rôle est de renforcer la coopération transfrontalière, avec la transition écologique comme fil conducteur.
Pour la Borderless Game Academy, le montant des fonds alloués s’élève à 411.235 euros sur une période de deux ans, soit près des deux tiers du budget total, dont le montant atteint 632.669 euros. De fait, malgré l’appui financier de la commune de Skellefteå en Suède et la région de la Laponie en Finlande, la réalisation d’un projet aussi ambitieux serait impossible sans les fonds européens.
Ce soutien est d’autant plus important qu’au-delà d’approches et de méthodes de travail différentes, il existe une différence de taille entre Novia et la Visual Magic Education: si la première est la plus grande université suédophone de Finlande, avec 5.000 étudiants, la seconde ne compte que 60 étudiants.
Pour Johan Linder, ce n’est toutefois pas un problème, bien au contraire: «Nous faisons face aux mêmes défis, car c’est difficile de développer des industries créatives, sans compter que développer ce type de formations transfrontalières n’est pas sans risque au niveau financier. Nous trouvons des façons de nous compléter.»
Un impact sur le long terme
Dans l’immédiat, le projet se concentre sur quatre axes de travail, qui visent à poser les jalons pour le développement futur de la Borderless Game Academy. Tout d’abord, l’objectif est de concevoir un programme d’études transnational cohérent, puis de développer des alliances transfrontalières pérennes entre institutions d’enseignement supérieur des deux côtés de la frontière. Dans le même temps, l’idée est de stimuler la collaboration entre étudiants, via des projets d’étude en commun et des temps de rencontre, mais aussi d’insuffler une synergie entre les instituts de formation aux métiers du jeu vidéo et le corps étudiant.
Six mois après le début du projet, les organisateurs du showcase à Pietarsaari se montrent satisfaits et confiants quant au succès du projet, notant que «si ce partenariat n’existe que depuis peu, il porte déjà ses fruits». Reste à savoir si les résultats escomptés seront atteints à l’horizon fin août 2025, lorsque le financement de l’Interreg Aurora arrivera à terme.
Anna-Maria Ruisniemi, la responsable communication du programme, se montre optimiste: «Le soutien d’Interreg Aurora est indispensable pour créer une plateforme permettant de développer cette collaboration transfrontalière en combinant les compétences des deux pays. En cas de succès, le modèle de la Borderless Game Academy pourrait être exporté dans d’autres régions.»
La culture comme vecteur de changement
De l’autre côté du Golfe de Botnie, à Skellefteå, Tim Leinert suit les débuts de la Borderless Game Academy avec beaucoup d’intérêt. Le jeune homme est chargé de développement commercial au sein de l’Arctic Game, un hub lancé en 2015 avec l’objectif de fédérer l’écosystème de l’industrie du jeu vidéo et de l’e-sport dans le nord de la Suède. Il voit son travail comme la construction d’une infrastructure de base, grâce au développement d’une communauté, mais aussi le soutien aux entreprises et à l’innovation, car de son point de vue, «les industries créatives sont petites, mais importantes pour créer les industries d’avenir».
Là encore, l’Europe n’est jamais très loin, puisque ce projet n’aurait pas vu le jour sans le cofinancement de l’Union européenne. Pour Daniel Wilén, son directeur, le constat est sans appel: «Le développement de l’Arctic Game serait impossible sans le soutien de l’UE.» Il ajoute que «l’écosystème est fragile» à l’heure actuelle du fait de la difficulté à lever du capital. C’est pourquoi le soutien précoce aux entreprises locales est de son point de vue décisif «pour travailler intelligemment» et ainsi optimiser les processus de croissance, car «il faut trouver ce qui fonctionne tout de suite».
Une industrie en pleine évolution
Dans ce contexte, créer le développement durable est un défi majeur pour l’industrie du jeu vidéo à Skellefteå selon Daniel Wilén: «L’industrie crée une grande valeur –d’un point de vue économique mais pas seulement. Elle crée un marché du travail plus diversifié, mais aussi de la diversité sociale dans les communautés locales.»
Pour Tim Leinert, le facteur humain est l’une des clefs indéniables qui accompagne ce processus de changement: «Nous croyons aux gens qui ont de grands rêves.» Selon lui, un autre point déterminant pour construire l’avenir est la notion d’impact à tous les niveaux. Conscient de la nécessité d’optimiser les ressources financières, il cherche à atteindre plus avec moins, ce qui passe également par la nécessité de développer des jeux avec «une plus-value sociale».
Le jeu vidéo Fig, développé conjointement avec des créateurs de jeux vidéo, des psychiatres et des experts scientifiques, est un exemple récent témoignant de cette approche. Inspirée par les thérapies comportementales, cette application accompagne de façon ludique les patients atteints de dépression sur la voie du rétablissement, et a déjà été testée avec succès sur 10.000 personnes, laissant supposer un fort potentiel si elle est déployée à plus grande échelle.
À Skellefteå, l’avenir sera européen ou ne sera pas
De fait, le développement de l’industrie du jeu vidéo à Skellefteå et Pietarsaari s’opère actuellement à deux niveaux: local et européen. De l’avis de tous, les financements européens ne sont pour autant pas une solution de long terme, et si l’industrie du jeu vidéo doit vraiment s’ancrer, cette transition doit être pérenne.
Tim Leinert appelle de ses vœux la définition d’une vision commune en la matière à l’échelle de la ville afin de renforcer la collaboration entre tous les acteurs impliqués dans l’écosystème local, d’optimiser les ressources existantes, mais aussi de diversifier les sources de revenus. «Nous ne pouvons pas tout attendre de l’UE, l’industrie doit devenir autosuffisante et pouvoir s’autofinancer», commente-t-il.
C’est pourquoi l’idée n’est pas de fonctionner en vase clos au niveau local, et de se cantonner au nord de la Suède. Ainsi, la coopération avec d’autres hubs au niveau européen devient une part toujours plus importante du travail de l’Arctic Game. Outre le fait de sortir de sa zone de confort, cette approche collaborative permet de partager ses expériences dans la branche, s’inspirer de ce qui se fait ailleurs, mais aussi d’apprendre des erreurs qui ont pu être commises dans d’autres régions d’Europe.
À terme, l’objectif est de fédérer les différents hubs européens pour lancer le premier hub paneuropéen, dans un contexte marqué par la concurrence venue des États-Unis. Dans ce processus grandissant d’internationalisation, l’engagement des citoyens de Skellefteå au service de la cité reste intact, car ils sont déterminés à faire bouger les choses. L’échec n’est pas une option, comme l’explique Tim Leinert: «Nous devons le faire à notre manière, et cela va prendre du temps, mais cela va marcher.» Daniel Wilén va même plus loin, et affirme que «le modèle de Skellefteå peut s’exporter».